Des gens pas très malins
Cette semaine nous allons parler de Russes qui n'ont pas toujours réfléchi avant d'agir...
Bienvenue dans ma quatrième lettre de Russie, depuis Moscou, et avec une heure de décalage horaire, la faute à des militaires en retard et à un elektrichka bien trop lent… On y reviendra sûrement bientôt (sur les militaires, pas sur le train).
Merci à vous d’être aussi nombreux à adhérer à ce projet. Cette newsletter me permet d’évacuer certaines frustrations face à la masse d’anecdotes et d’histoires qui me tombent dessus quotidiennement, mais que je ne peux pas forcément traiter dans mes articles.
Cette semaine, c’est encore gratiné mais un peu moins sanglant que la semaine dernière.
Bureau avec vue
En Russie, il y a souvent de petits “crossover” qui apparaissent au détour d’un fait d’actualité… Celui-ci n’est pas loin d’être amusant.
Mardi dernier, un représentant d’un centre de recherche dédié à la conception de drones du futur a organisé une petite mise en scène avec une équipe de l’agence de presse Ria Novosti à Moscou. Pour la première fois en Russie, un opérateur de drone démontrait qu’il pouvait diriger son drone situé dans la ville de Tchassiv Iar, dans le Donbass, depuis la capitale russe. Je ne suis pas un expert en drones mais l’idée était de montrer qu’il pouvait le diriger à l’aide d’une souris et de l’intelligence artificielle, c’est parait-il incroyable.
“Grâce à ce système, l'opérateur se sent plus en sécurité car il n'est pas soumis à la pression psychologique du front, la gestion du drone devient alors plus pratique et confortable” explique le média URA qui a repris la dépêche de Ria Novosti.
Problème : le reportage montre très clairement d’où les hommes - dont un est cagoulé - dirigent les opérations. En se montrant dans la City de Moscou, à mi-hauteur du double building “Ville des capitales” qui abrite des bureaux mais aussi des appartements de luxe, ces militaires ont fait du bâtiment une cible pour les drones ukrainiens. Le quartier et ses gratte-ciels jouent le rôle d’une forêt, d’un mur, pour ces drones qui visent quasi-quotidiennement Moscou. Plusieurs ont déjà fini dans ou à proximité de ces tours…
Précision croustillante, et c’est là que se joue le “crossover”, c’est dans ce même immeuble que vit une partie de la famille en exil al Assad, peut-être même l’ancien dictateur lui-même qui vit décidément une vie bien mouvementée.
La ballerine qui voulait acheter sa critique
Des nombreuses institutions culturelles de Russie, le célèbre théâtre Bolchoï est certainement la plus politique, étroitement liée au Kremlin. Mais au cours des années, cela n'a pas empêché de nombreux artistes d'y concevoir et d'y présenter des œuvres parfois très originales, loin du conservatisme du Kremlin. En 2017 par exemple, Kirill Serebrenikov y avait présenté un grand et impressionnant ballet en l'honneur de Rudolf Noureev sans cacher l'homosexualité du danseur. Serebrenikov est aujourd'hui en exil et le ballet tomberait sous le coup de la loi contre l'homosexualité. Et il est loin le temps où je pouvais écrire sur ces ballets dans la presse française…
En novembre 2023, Vladimir Poutine a personnellement nommé le chef d'orchestre Valeri Guergiev à la tête du Bolchoï. Il faut dire que le précèdent directeur, Vladimir Ourine, avait signé une lettre, parmi des centaines d'artistes, en 2022, pour dénoncer (timidement) la guerre du Kremlin en Ukraine. Eliminatoire. Depuis, c'est, parait-il, le grand n'importe quoi au Bolchoï. Les postes sautent, la célèbre et réputée attachée de presse (francophone) de l'institution a été remplacée, même elle. Le nouveau chef est fan de Vladimir Poutine, il était allé jusqu'aux ruines de Palmyre en Syrie, en 2016, pour y diriger un concert de propagande. Et comme dans tout ce qui touche au Kremlin, les meilleurs postes sont donnés aux amis.
C'est ainsi que Maria Chouvalova, 27 ans, qui avait déjà, pour l’anecdote, 2 milliards de roubles sur son compte en banque à 20 ans, s'est retrouvée première ballerine le 27 mars dernier, sur la scène du Bolchoï. Le média Meduza raconte qu’elle y dansait « Aniouta », un ballet inspiré de « Anna au cou » d'Anton Tchekhov. C'est son père, Igor Chouvalov, qui a agi pour la placer en première ligne. Une position que toutes les danseuses du monde rêvent d’obtenir, surtout dans le prestigieux Bolchoï. Chouvalov est dans le cercle des hommes d'affaires entretenus par Vladimir Poutine, quand ces hommes ne servent pas de porte-monnaie à blanchir la corruption du président russe. Il dirige aujourd'hui « Vnesheconombank », équivalent russe de la caisse des dépôts.
Le problème est que sa danseuse de fille n'est pas bonne. C'est en tout cas le point de vue des experts et critiques, affolés par l'état actuel du Bolchoï, qui perd de sa superbe écrasé par la main du Kremlin.
« Peu importe à quel point un danseur de ballet est bon, la sélection dans la profession doit toujours être basée uniquement sur vos qualités professionnelles. Je voudrais ajouter, en particulier sur la scène du Théâtre Bolchoï, le principal théâtre du pays (…) Pour moi, (ce ballet) est une dévalorisation de l’art, du niveau de ceux qui gèrent cet art, c’est une catastrophe » a commenté Anastasia Meniailova, critique de ballet (visiblement acerbe).
Anna Russkikh, professeure au Bolchoï, s'est dite « choquée » et s'est ainsi autorisée à démonter en règle la prestation de la protégée du Kremlin : « Pas de technique, elle ne sait pas interpréter son personnage... C'est maladroit ici, vulgaire là-bas, pas en phase avec la musique et les mouvements sont quasi tout le temps inachevés. Elle doit aussi apprendre à marcher sur scène ».
Cette dernière a même reçu un message d'un inconnu, lui proposant de l'argent en échange d'une bonne critique. Tous les coups sont permis au Bolchoï. La critique a diffusé la capture d’écran sur Telegram.
Voler un budget militaire? Il a testé pour vous (ça tourne mal)
Voler, oui, mais voler bien c’est mieux ! Ça n'a pas toujours été le cas mais quand on veut s'enrichir par la corruption de nos jours en Russie, il faut le faire avec intelligence. Car la chasse aux corrompus a pris une autre ampleur depuis 2022. En relisant cette enquête de la Novaya Gazeta, qui affirme notamment qu'un maire sur dix a été arrêté pour corruption dans la région de Moscou ces deux dernières années, je note quatre conditions pour ne pas être pris la main dans le sac :
Savoir se placer et surveiller ses relations pour ne pas avoir à faire l'objet d'un « nettoyage » politique.
Voler en s'assurant de ne pas occasionner un risque social.
S'assurer que son « toit » (responsable assez haut placé pour autoriser un schéma de corruption) soit toujours aussi bien vu dans le système (en ces temps troublés...)
Ne pas voler si ce vol peut avoir des conséquences sur le cours de la guerre
Ceux qui respectent ces quatre règles peuvent continuer à s’empiffrer avec l'aval du Kremlin, les autres finissent broyés par le système.
Cette quatrième règle, vous pouvez l’imaginer, relève du suicide dans la Russie d'aujourd'hui si elle n’est pas respectée. L'ancien gouverneur de la région de Koursk, Alexeï Smirnov a testé pour vous. De quoi lui valoir une arrestation, hier (16 avril). Il est soupçonné d'avoir volé au moins un milliard de roubles (voire jusqu'à 4,5 milliards) dans un budget spécial alloué par Moscou. Son schéma de corruption aurait facilité l'occupation d'une partie de la région par l'armée ukrainienne, pendant plusieurs mois. Rappelez-vous des dents de dragon, ces gros blocs de béton en forme de pyramide, permettant, théoriquement, d'empêcher l'avancée des véhicules ennemis.
Et bien après avoir reçu l'ordre et le budget du Kremlin pour protéger les frontières de sa région, l'ancien gouverneur a sélectionné les entreprises nécessaires à son chantier, selon leur capacité à accepter de lui reverser 15% de chaque contrat. Résultat, une économie a été faite sur la qualité du béton de ces fortifications qui ont fondu avec la pluie et terminé écrasées par les chars ukrainiens... L'ancien politicien pourrait risquer jusqu'à vingt ans de prison si aucune fenêtre ne cède à son passage…
Je voudrais finir cette lettre en ayant une pensée pour mes trois confrères et ma consœur, Antonina Kravtsova, Sergueï Kareline, Artiom Krieger et Konstantin Gabov.
Ces quatre journalistes russes de talent ont été condamnés cette semaine à 5.5 ans de prison pour avoir trop collaboré, aux yeux de la justice, avec la fondation anticorruption d’Alexeï Navalny. Leur place n’est pas en prison mais dans une rédaction.
Sources :
URA.ru, média régional (Oural)
Ria Novosti, les meilleurs propagandistes russes bien au chaud.
Meduza, les meilleurs journalistes russes en exil, recommandé toutes les semaines!
Novaya Gazeta
Sota vision, média indépendant et persécuté spécialisé dans la couverture des procès politiques
Comme dit l’adage “les meilleurs s’en vont les premiers”. Il ne faut pas oublier que la Russie s’est vidée de ses meilleurs éléments au début de la guerre. Nombreux sont encore en exil. Ceux qui restent ne sont pas les couteaux les plus affûtés du tiroir…