La guerre au cœur de la société
Cette semaine, faisons un petit tour dans la Russie en guerre.
Nouvelle lettre de Russie, toujours depuis… Moscou. À la veille des célébrations du 9 mai, alors que les blindés en répétition de la grande parade font vibrer mon appartement, je vous propose un voyage dans cette Russie en guerre…
Le moment est arrivé, la Russie vit au rythme des célébrations des 80 ans de la fin de la seconde guerre mondiale. Le moment est clé pour le Kremlin, pénible pour les historiens. Depuis plusieurs jours, la Russie n’a plus d’ennemi atlantiste, la vraie grosse menace, ce sont les néonazis ukrainiens. Dmitri Peskov, Vladimir Poutine, Sergueï Lavrov, multiplient les déclarations pour créer un lien entre le souvenir de la seconde guerre mondiale, et la guerre en cours. Cette stratégie politique implique une réécriture de l’histoire massive pour gommer toutes les “imperfections” des réalités historiques. Mercredi, Dmitri Peskov a sous entendu que le prêt-bail américain n’avait pas été utile à l’URSS, le pacte Molotov-Ribbentrop n’existe plus dans l’histoire officielle, pour ne citer que ces deux exemples.
Le plus troublant est certainement l’ampleur de la récupération politique d’une histoire aussi intime et douloureuse pour les Russes. C’est d’ailleurs la force émotionnelle de cette histoire qui rend la population aussi perméable aux manipulations du Kremlin. L’idée politique est de s’appuyer sur cette mémoire (tous les Russes ont une histoire personnelle avec cette guerre) pour fantasmer l’idée de mourir pour la patrie, forcément en héros. C’est pour cela que Vladimir Poutine a renommé l’aéroport de Volgograd, “Stalingrad” mercredi et s’est montré ouvert à l’idée de rendre son nom soviétique à la cité martyre.
Mais mourir pour la patrie nécessite une bonne raison et un ennemi commun. Les bonnes raisons sont l’OTAN et les valeurs occidentales, qui menaceraient l’existence de la Russie et les valeurs conservatrices imposées par le Kremlin. L’ennemi commun est le “néonazisme ukrainien”. L’ennemi est une pure invention. Elle repose sur la présence de groupes nationalistes dans l’armée ukrainienne, d’une tolérance envers Bandera dont certains Ukrainiens ne retiennent (à tort) que son opposition à l’URSS et de simples Ukrainiens conscients de la menace existentielle que représente la Russie. La propagande russe balaie évidemment l’ultranationalisme de son armée, et même l’idéologie néonazie assumée par certains de ses bataillons.
La récupération politique se trouve ici : sous prétexte de continuer à combattre des nazis, la population se retrouve à soutenir l’invasion de l’Ukraine et toute une palette d’actions et de propos hostiles à l’occident. Cette manipulation va loin : on militarise les enfants dès le plus jeune age, on pousse les femmes à enfanter des “défenseurs de la patrie”, on fantasme de la façon la plus morbide qui soit l’idée de mourir aveuglément pour la patrie sans voir que l’on meurt en fait pour les intérêts du groupe au pouvoir.
Pendant que le Kremlin développe cette rhétorique qui doit servir de carburant patriotique pour l’année à venir, Donald Trump se démène, seul dans l’initiative, pour tenter d’obtenir quelque chose du président russe. Mais la séquence du 9 mai donne peu de marge de manœuvre à Vladimir Poutine. A part une victoire totale et définitive à célébrer, le président russe ne peut qu’utiliser cette journée pour montrer les muscles et maintenir la pression sur l’occident.
Le chef du Kremlin a même tenté de réunir les BRICS à ses côtés sur la place Rouge pour le 9 mai, pour rappeler à l’occident qu’il n’est pas seul. Mais petit revers, le premier ministre indien n’a pas souhaité assister au défilé. Le président d’Abkhazie sera bien présent. Ouf !
Ces célébrations, cette éducation patriotique permanente et le contrôle des médias doivent pousser la population à vivre à l’heure de la guerre durant toute leur vie.
Lire la presse russe au quotidien, c’est tomber sur de nombreuses manifestations de l’omniprésence de la guerre dans le pays.
Quasiment chaque semaine, par exemple, la presse locale fait état de la mort d’un criminel local, comme l’application d’une peine de mort à retardement. Il y a quelques semaines, à Volgodonsk, un lecteur du média local, “Bloknot”, a reconnu un visage dans une exposition dédiée aux défenseurs de la patrie. Il s’agissait de Vladimir Tcherbakov, un homme condamné à 12 ans de prison pour avoir battu un jeune homme à mort en 2019. Il avait fait le pari de la libération anticipée en rejoignant la guerre… Il est mort mais désormais qualifié de héros.
Les autorités attirent les Russes au front en promettant de gros chèques. Mais parfois, les administrations font preuve de mauvaise volonté quand il s’agit de remplir leurs promesses. Le média Regnum raconte qu’à Volgograd une femme a dû se battre pour obtenir les millions de roubles promis à la mort de son mari. Les autorités ont tout simplement expliqué que son mari était mort d’une maladie, et non de la guerre, pour ne pas avoir à verser de l’argent à la veuve. Elle a finalement obtenu raison en montrant la médaille de guerre de son mari au tribunal.
Pour faire vivre la guerre et la haine de l’ennemi, les autorités organisent régulièrement des expositions de prises de guerre. A Komsomolsk-sur-Amour, un enfant de quatre ans est décédé cette semaine alors qu’il jouait sur un de ces blindés. Une trappe lui est tombée sur la tête.
Sur la chaîne du propagandiste le plus radical du régime, Vladimir Soloviev, un présentateur, Serguei Karnaukhov, a expliqué cette semaine que les épouses des vétérans de la guerre en Ukraine devaient accepter de se faire battre pour la patrie.
La co présentatrice se demandait comment réagir lorsqu’un militaire de retour du front se mettait à boire et à battre sa femme. Faut-il le quitter ou rester à le soutenir? Réponse du présentateur :
- Comment peut-on abandonner une personne qui a donné sa vie pour la patrie?
- Attends, Serguei, tu veux dire que si tu es un héros là-bas, je dois embrasser tes pieds et te laisser me torturer, moi et mon enfant?
- Oui, il faut embrasser mes pieds, car j’ai donné ma vie pour la patrie !
Des propos d’autant plus graves que depuis la dépénalisation des violences conjugales en 2018, les hommes russes se sentent toujours plus libres de battre leurs femmes.
A Kirov, il s’est passé l’inverse. Plutôt que de battre sa femme, un mari alcoolique a profité de sa cuite pour aller s’engager dans l’armée dans un commissariat militaire. Il est rentré chez lui sans documents, en se rappelant tout de même que l’examen médical avait été réalisé en quelques secondes. Il a finalement été envoyé un mois et demi en centre de désintoxication avant de se voir rattrapé par la patrouille. Niant son engagement signé, sa femme s’est rendu compte lors d’une audience au tribunal que son mari n’avait en fait jamais signé son contrat et que les militaires avaient falsifié sa signature. Ce qui n’a pas empêché l’armée russe, en manque d’hommes, de lui confisquer son téléphone et de l’envoyer dans une base militaire. Sa femme n’a aujourd’hui plus de nouvelles de lui.
L’église orthodoxe soutient activement la guerre. Le média Écho de Moscou raconte que le département militaire de l’église orthodoxe russe (oui, ça existe), a félicité les tireurs d’élite à l’occasion de leur journée (oui, ça existe aussi). “En restant immobile dans une solitude totale, le tireur d’élite est le mieux placé pour réussir sa prière intérieure. Son service incarne les paroles de la sainte écriture : “Soyez forts et courageux””.
L’occasion de vous parler de ce reportage de Mediazona qui a quelques mois mais qui s’intègre parfaitement dans ce petit tour d’horizon. Les jeunes femmes craignent de se retrouver seules avec des soldats lorsqu’elles prennent le train ou l’avion. Le retour à la vie civile est difficile pour les militaires qui remontent souvent jusqu’à Moscou ivres. Alors quand une femme se retrouve seule avec trois militaires ivres dans un wagon, c’est l’angoisse. “Les soldats sont sous le choc, ils ont la tête complètement défoncée, ils boivent comme des fous – et, par conséquent, ils effraient souvent les autres passagers” confie une employée de la RGD, la SNCF russe.
L’autrice de l’article, Alla Konstantinova cite une responsable de wagon incapable de sanctionner ou expulser du train les militaires alcoolisés par crainte de se voir accusée d’avoir offensé un défenseur de la patrie : “Les officiers turbulents déclarent souvent qu'ils ne doivent suivre les ordres que du bureau du commandant militaire et parlent ouvertement de leur impunité. Ils invoquent le fait qu'ils mourront bientôt alors qu’ils nous protègent : "Vous êtes sans cœur et ingrats."“
Je peux le confirmer, en tant que “représentant de l’ennemi en Russie”, je crains toujours de me retrouver dans le même compartiment que des soldats. Dans les trains qui descendent vers le sud, j’évite toujours le wagon restaurant, toujours rempli de soldats ivres…
Le calvaire de Viktoriia Roshchyna
Je vous ai déjà parlé dans ma lettre du 10 avril dernier du cauchemar qu’a vécu ma consœur ukrainienne, Viktoriia Roshchyna, tuée à 27 ans dans une prison russe.
Les défenseurs des droits humains disent souvent que la Russie est composée de deux types de citoyens : les bourreaux et leurs victimes. La violence et la sauvagerie de ces bourreaux n’a jamais diminué, au contraire. Il faut lire l’incroyable enquête de Forbidden Stories sur les prisons fantômes de Russie, et particulièrement celle de Taganrog, épicentre de l’horreur de la police politique russe.
Viktoriia a voulu mettre la lumière sur l’info qui manque au monde entier alors que certains discutent du partage des territoires occupés : une zone occupée est une zone occupée avec ce que ça implique. Peu importe que des gens fans de Vladimir Poutine y résident. En 2022, le FSB a été déployé en masse dans les régions fraîchement envahies pour y chasser les Ukrainiens hostiles. Des milliers d’entre-eux, soldats et civils, ont fini dans des prisons secrètes, hors de toutes lois, même russes. On y affame les détenus, on torture, on humilie, on tue. Viktoriia a voulu illustrer ce chaînon manquant dans la documentation des actions russes en Ukraine. Elle a subi le pire des traitements. On apprend dans cette enquête que même son cadavre a été maltraité. Les autorités russes ont retiré une partie de son cerveau, de son larynx et ses globes oculaires avant de rendre le corps, certainement pour cacher les raisons de sa mort, potentiellement par asphyxie. Ces détails sont sordides mais nécessaires pour comprendre la sauvagerie dont sont capables les autorités russes lorsqu’il s’agit de cacher certaines réalités de leur invasion de l’Ukraine.
On ne peut plus travailler en Russie sans avoir une pensée pour elle, Viktoriia était une grande journaliste.
Je ne vais pas finir cette lettre sur une touche positive, le cœur n’y est pas. Je peux au moins vous signaler, c’est l’info la plus apolitique et neutre de la semaine, que les ventes de vêtements motif léopards ont augmenté de 127% en Russie ces deux derniers mois. “Le principal contingent de celles qui veulent devenir des prédatrices sont des femmes de 35 à 60 ans” écrit la chaîne Telegram Mash. En portant la plume dans la plaie sur Google, je me suis rendu compte que l’Ukraine connaissait la même tendance…
Sources :
Svoboda
Mash
Echo de Moscou
Lenta
Regnum
Bloknot