Un enterrement fascinant
Cette semaine je vais vous parler d'une élite inquiète, d'un Azerbaïdjan en colère et de deux ados qui ont fait une bêtise.
Lettre de Russie, le retour, depuis Saint-Pétersbourg !
Encore un peu de retard cette semaine, après 12h de voyage pour rejoindre Moscou puis une première étape bureaucratique franchie pour renouveler mon visa, j’ai sauté dans un train vers la capitale du nord pour aller assister… à des funérailles.
Je commence à avoir l’habitude des enterrements dans ce pays, c’est la faute à l’actualité, je n’ai pas ce hobby étrange qui consiste à aller assister à des enterrements d’inconnus (je ne juge pas!)... Je vous parlerai de cet enterrement passionnant (je sais, le terme est étrange) dans quelques instants.
(1 700 mots, 7 minutes de lecture)
Alors que la France et le Royaume-Uni semblent se motiver franchement pour faire front contre le risque russe, il a été de nouveau brièvement question de négociations lors d’une discussion entre Sergueï Lavrov, le ministre des affaires étrangères russe et son homologue américain, Marco Rubio, à Kuala Lumpur. Ça pousse côté américain mais le russe a une nouvelle fois rapidement freiné la chose.
“Il n’y a pas de ralentissement dans les négociations, juste une pause technique, un nouveau cycle de négociations reprendra bientôt” a déclaré Sergueï Ryabkov, le deuxième diplomate de Russie. En somme, toujours la même soupe, la Russie considère que l’été est propice à une avancée militaire doublée d’un harcèlement toujours plus fort de la population ukrainienne avec pour objectif de pouvoir blanchir ses prises de guerre cet hiver (au plus tôt), par la “diplomatie” ou par les armes. L’expression vient de Poutine qui dit préférer la “diplomatie”, qui lui permettrait effectivement d’arrêter de décimer sa population en l’envoyant sur le front.
Cette semaine je voudrais surtout vous parler de politique intérieure parce qu’il s’est passé un événement que je pense majeur et qui a été traité en France mais plus souvent sur le ton de l’ironie que de la fameuse “Kremlinologie” (dont je suis moins spécialiste que de l’ironie, soit).
Vendredi je me suis rendu dans un cimetière de Saint-Pétersbourg pour assister à l’enterrement d’un ministre russe. Lundi matin Roman Starovoï venait d’arriver au ministère des transports lorsqu’il a appris que Vladimir Poutine venait de signer un décret laconique officialisant son limogeage. Après avoir envoyé un mail de remerciements qui sonne avec du recul comme un mail d’adieu à ses anciens collègues, le ministre a pris sa Tesla pour se rendre sur un parking situé à proximité du quartier de l’élite russe, la Roubliovka. Il a déposé une de ses médailles d’État sur le siège passager et s’est tiré une balle dans la tête avec un pistolet qui lui avait été offert deux ans plus tôt par la police de la région de Koursk, région dont il a été le gouverneur.
Alors oui, vous avez tous ironisé en apprenant la nouvelle, quand on est correspondant en Russie on vous dit souvent en rigolant de ne pas s’approcher des fenêtres. D’autant plus que quelques heures plus tard, le responsable des autoroutes au sein du ministère est mort d’une crise cardiaque en apprenant la nouvelle… Une impression de déjà-vu en Russie…
Si les responsables des sociétés pétro-gazières ont effectivement tendance à perdre l’équilibre à l’approche des fenêtres, il n’y a aucun doute sur le fait que le ministre se soit suicidé. Il s’apprêtait à tout perdre et à subir une humiliation nationale.
Je ne vais pas vous décrire l’enterrement en détails ici, mais c’était un moment assez fascinant. Parce que c’était un ministre et que le Kremlin ne s’est pas plus déplacé qu’il n’a envoyé une gerbe (j’ai personnellement vérifié toutes les fleurs déposées sur la tombe, il n’y en avait pas non plus à Moscou la veille), mais aussi parce que l’élite russe était représentée en nombre. On parle souvent de ces gens mystérieux mais il est rare de les voir en vrai !
Il fallait voir cette scène, comparée par l’AFP à une scène du Parrain, avec ces hommes en costumes qui respiraient les roubles, qui chuchotaient entre-eux, allant parfois parler business ou fin du monde de la corruption derrière des arbres accompagnés de leurs gardes du corps.
Ils sont politiciens, businessmen, fonctionnaires haut placés… J’ai même pu aller me glisser dans la foule pour tenter d’écouter les discussions, il n’y avait aucun policier pour encadrer l’enterrement, l’État a abandonné l’élite à son sort. L’heure est grave car un des leurs a été tué par le pouvoir. Une violation des règles tacites qui régissent le système Poutine.
Car Starovoï a largement pris dans la caisse comme certainement la plupart des gens présents à son enterrement, son erreur est d’avoir mal pris. Il a pioché dans le budget dédié à la protection de la région de Koursk. Vous vous rappelez de ces fameuses dents de dragons qui ont fondu avec la pluie? Suivi d’une longue occupation ukrainienne d’une partie de la région rétablissant un petit peu l’équilibre des forces alors que les Américains tentaient de lancer des négociations ?
Bref, acculé par une enquête fédérale, Starovoï savait lundi matin qu’il allait être pendu politiquement sur la place publique. Il allait devoir porter le poids de l’occupation de la région de Koursk, il se dit que son prédécesseur venait de tout lâcher à la police et qu’une perquisition se préparait. Il allait se faire humilier, accuser de trahison, il risquait jusqu’à 20 ans de prison.
C’est cette ensemble d’un monde qui s’effondre et d’un sentiment d’injustice qui ont dû le pousser à l’acte. L’excellente journaliste politique Farida Roustamova (dont je recommande la newsletter en anglais) a elle aussi repéré les nombreux symboles de sa mort : les médailles d’État, qui ouvraient la marche lors de son enterrement, le pistolet offert à l’époque pour “protéger les citoyens de la région de Koursk”, la Roubliovka, musée à ciel ouvert de la corruption russe…
Alors l’élite craint désormais pour ses fesses car il y a un côté rétroactif à ce qui vient d’arriver. Une grosse partie des roubles qui permettent à cette élite de s’enrichir aujourd’hui sont liés à la guerre. Or, s’il s’avère dans les temps à venir que ces enrichissements ont des conséquences de près ou de loin sur le cours de la guerre, ils peuvent le payer très cher, jusqu’à tout perdre…
A cette histoire assez incroyable s’ajoute une partie people qui a moins d’intérêt ici mais qui ajouterait un petit quelque chose à un scénario (je vous fais le scénario quand vous voulez). Starovoï, 53 ans, vivait avec une étudiante de 25 ans originaire de Koursk. J’ai passé un long moment à côté d’elle pendant la cérémonie et autant dire que la jeune femme vient de vivre un sale moment (n’y voyez pas d’appel à la compassion).
La presse raconte que désireuse de voir ses filles épouser des hommes riches, sa mère l’a poussée dans les bras de Starovoï. Vendredi, il fallait la voir, droite, d’une grande élégance malgré les larmes, affublée d’un foulard Christian Dior certainement acheté avec l’argent de la corruption, mais à l’écart de la famille. Car la jeune femme n’était pas appréciée de tout le monde à cause de sa jeunesse et de ces rumeurs sur le côté intéressé de la relation. Elle a dû voir son monde s’effondrer lundi lorsqu’elle a été appelée pour venir reconnaître le corps de son mari sur le lieu de son suicide. Puis lorsque la police, sans pitié, a mis sous scellé tous les biens de l’ex-ministre dans le cadre de l’enquête initiale, contraignant la veuve à aller vivre à l’hôtel.
Ci-dessus, quelques images que j’ai tournées sur place...
La mort politique de cet homme a été d’une violence incroyable à l’échelle de l’élite russe, il n’est pas impossible qu’elle laisse des traces.
Lire mon article sur le sujet dans La Libre Belgique.
Sans transition, j’ai oublié de vous raconter cette histoire qui a eu lieu la semaine durant laquelle je me suis absenté. La Russie est en froid avec l’Azerbaïdjan depuis un “raid” qui a mal tourné, à savoir : deux morts, plusieurs blessés et neuf arrestations. Tout cela s’est déroulé fin mai, la police d’Ekaterinbourg a attrapé une cinquantaine de citoyens azéris dans le cadre d’une enquête sur un meurtre ayant eu lieu en 2001. Mais ces agents n’ont pas fait une recherche ciblée, ils se sont contentés d’aller prendre ces 50 azéris au hasard dans un centre commercial fréquenté par la diaspora, appelé “Bakou Plaza”. L’idée assumée des enquêteurs était de s’en prendre à “un groupe ethnique” qui aurait protégé un certain nombre de criminels.
Le président Aliev a dénoncé une violence “ethniquement motivée”, une violence à l’encontre des citoyens d’Azerbaidjan qui serait régulière. Tous les évènements culturels du pays prévus en Russie ont été annulés, les relations entre les deux parlements ont été interrompues…
Aliev ne rate aucune occasion de s’attaquer à la Russie devant son opinion publique. Il soutient d’ailleurs massivement l’Ukraine par de nombreux envois d’aide humanitaire. L’étranger proche n’est plus ce qu’il était pour le Kremlin…
Je profite de mon passage à Saint-Pétersbourg pour vous signaler cette “photo-cessia”, séance photo, qui montre à quel point la jeunesse russe est complétement à l’Ouest (à l’Est, mais à l’Ouest, bref..) Deux ados se sont pris en photo devant le siège du FSB de la ville affublés d’un drapeau américain.
Je ne connais pas le sens artistique ou militant de la chose mais ils ont au moins donné du travail à la délatrice en chef Ekaterina Mizoulina et à ses milliers de petits délateurs répartis dans le pays qui n’ont pas tardé à dénoncer cette action. Résultat, hors de toute loi ou condamnation, les jeunes hommes ont été contraints à des excuses publiques par le FSB, à savoir, une vidéo à chanter l’hymne russe debout sur le drapeau américain, un drapeau russe en main. Ils ne devraient a priori pas finir en prison, c’est déjà ça.
Il faut savoir qu’Ekaterina Mizoulina est très populaire chez les jeunes, son travail consiste notamment à rendre “cool” le principe de la délation.
J’arrête pour cette semaine, rendez-vous vendredi prochain si tout se passe bien!